Procureur Idrissa Hamidou Touré à propos de la lutte contre la délinquance financière : «Il faut privilégier le recouvrement sur l’emprisonnement»

Dans cet entretien, le chef de parquet du Tribunal de grande instance de la Commune IV de Bamako, Idrissa Hamidou Touré, livre son analyse sur la lutte contre la délinquance économique et financière dans notre pays. Il se prononce aussi sur l’arsenal juridictionnel national en fustigeant certaines pratiques et dysfonctionnements en porte-à-faux avec les principes cardinaux de la profession de magistrat

Publié mardi 27 mai 2025 à 08:15
Procureur Idrissa Hamidou Touré à propos de la lutte contre la délinquance financière : «Il faut privilégier le recouvrement sur l’emprisonnement»

L’Essor :  Depuis 2020, le Mali s’est engagé dans un grand chantier de refondation de l’État dont l’un des piliers essentiels porte sur la lutte contre la corruption, la délinquance économique et financière.  Aujourd’hui, de quel dispositif dispose le Mali en la matière ?

Idrissa Hamidou Touré : Dans le cadre de la lutte contre la corruption, la délinquance économique et financière, l’enrichissement illicite et autres, notre pays s’est doté d’un dispositif institutionnel et juridique évolutif. Au-delà des textes de lois réprimant ces infractions, c’est-à-dire le Code pénal, la loi n°06-0066 du 29/12/2006 portant répression des blanchiments de capitaux; les Codes de commerce, des douanes, des impôts ; la loi des finances et de la comptabilité; la loi n°2014-015 du 27/05/2014 portant prévention et répression de l’enrichissement illicite, il existe un certain nombre de structures qui agissent en amont par la prévention et la détection des détournements de deniers publics et d’autres qui interviennent en aval par la répression.

S’agissant des structures de prévention et de détection, il y a, entre autres, les différentes inspections ministérielles ; le Contrôle général des services publics ; la Cellule d’appui aux structures de contrôle de l’administration (Casca) ; le Vérificateur général ; l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite (Oclei) ; la Direction générale des marchés publics et des délégations de service public (DGMP-DSP) ; l’Autorité de régulation des marchés publics et des délégations de service public (ARMDS-DSP) ; la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif) ; la section des Comptes de la Cour suprême, etc.

Parmi les structures de répression, on peut citer, entre autres, la Direction générale des Douanes ; la Direction générale des Impôts ; la Direction nationale du commerce et de la concurrence ; les unités de police judiciaire ; le Pôle national économique et financier du Tribunal de grande instance de la commune III, etc.

L’Essor : Pourquoi dites-vous Pôle national économique et financier du Tribunal de grande instance de la Commune III ? Est-ce une structure du Tribunal ou une juridiction à part entière ?

Idrissa Hamidou Touré : C’est un démembrement de ce tribunal pour s’occuper exclusivement des affaires économiques et financières afin que ses animateurs ne s’éparpillent pas. C’est une entité du tribunal de la Commune III. Un Pôle n’a pas d’existence administrative indépendante du tribunal auquel il est rattaché par la loi qui le crée. Il y a par exemple, trois Pôles au Mali et chacun est rattaché à un Tribunal de grande instance. Il s’agit du Pôle national économique et financier qui relève du Tribunal de grande instance de la Commune III, du Pôle national de lutte contre la cybercriminalité qui relève du Tribunal de la Commune IV et du Pôle national de lutte contre le terrorisme qui relève du Tribunal de la Commune VI.

Les Pôles sont sous l’autorité administrative des présidents de ces tribunaux. Seulement, chaque pôle a un parquet autonome, donc indépendant du parquet de grande instance du tribunal. C’est comme si chacun de ces trois tribunaux disposait de deux parquets : le parquet de grande instance, qui s’occupe du droit commun et le parquet spécialisé qui ne traite que de la seule matière pour laquelle, il a été créé afin d’alléger les charges du parquet de grande instance.

Un Pôle n’est donc pas une juridiction à part entière, mais une entité juridictionnelle. Dans l’administration ordinaire, on l’aurait appelé agence ou quelque chose du genre. Les chambres de jugement (correctionnelle et bientôt criminelle) du Pôle sont des chambres de jugement du Tribunal de grande instance. On les appelle chambres spécialisées du Tribunal de grande instance. Les juges au siège, les juges d’instruction, les greffiers, qui animent le Pôle sont des agents du Tribunal de grande instance placés sous l’autorité administrative du président du Tribunal, qui est le patron du Pôle.

L’Essor : La multiplicité des structures intervenant dans la préservation des deniers publics n’est-elle pas un handicap ?

Idrissa Hamidou Touré : Je pense que les intentions des autorités qui ont créé toutes ces structures étaient très bonnes. Seulement, après toutes ces années d’existence, on n’aurait dû faire le bilan de chacune d’elles pour voir son apport dans la lutte contre le détournement des deniers publics, la corruption, l’enrichissement illicite, le blanchiment des capitaux et tirer les conséquences.

Aussi, l’on pourrait observer une pause pour voir s’il n’y a pas de chevauchement entre ces structures dans leurs compétences, leurs agissements, etc. Je pense qu’il y a beaucoup de choses à faire, des questions à se poser. Par exemple, légitimement, on peut se demander si depuis que toutes ces structures existent, il y a eu recul dans le détournement des deniers publics. Est-ce que la corruption a régressé ? Est-ce que les biens détournés ont été retrouvés et remis dans le patrimoine public ? Est-ce que les agents en charge de ces structures ou qui évoluent dans ce combat, sont eux-mêmes intègres à l’absolu ?

Parce que pour jeter la pierre à l’autre, il faut n’avoir jamais péché. Or malheureusement dans notre pays, beaucoup sont dans l’intégrité de façade. Ils affichent une apparence d’intégrité sans l’être réellement. Sans compter que beaucoup profitent de leur présence à certains postes pour régler des comptes personnels ou pour faire dans ce que j’appelle le blanchiment de délation.

 Je dirai qu’il faut même supprimer certaines de ces structures. Cela nous permettra d’économiser de l’argent sur leurs budgets et sur les salaires mirobolants de certains agents. Des gens sont grassement payés dans certaines de ces structures pour ne produire qu’un rapport à la fin de l’année. Ce que nous autres nous abattons comme travail par jour pour la sauvegarde de l’État, eux ils ne le font pas en un an et pourtant ils sont mieux payés.

L’Essor : Au niveau de ces structures, on reproche souvent à la justice que les dossiers dont elle est saisie, n’aboutissent pas. Qu’est-ce qui explique cela ?

Idrissa Hamidou Touré : Cette situation peut s’expliquer par deux choses. Il s’agit des cas de règlements de comptes malheureux entre cadres sur fond de rancœurs mal éteintes, d’ambitions carriéristes, etc. Mais aussi, du blanchiment de délation. Je n’aime pas Monsieur X alors je le dénonce anonymement, à un cadre ambitieux, sur des choses qui ne tiennent pas après vérifications. Sauf qu’entre-temps, je l’aurai souillé en trainant son honneur dans la boue.

C’est ainsi qu’on a vu beaucoup de cadres valeureux ces dernières années être poursuivis, inculpés, placés en détention provisoire pour, au bout de quelques années, être blanchis par la Cour d’assises suivant des arrêts d’acquittement. Je peux vous citer le cas du dossier de la mairie de la Commune II ou celui de l’ancienne directrice nationale des domaines et du cadastre. Ces gens ont été trimballés en prison pour être acquittés, des années après, lors des assises passées. Les dossiers sont parfois mal ficelés avant leur transmission à la justice.

Le «pauvre» juge d’instruction qui reçoit entre 16 heures et 18 heures, un procès-verbal d’enquêtes préliminaires sur rapport de vérification, par exemple du Bureau du Vérificateur général, accompagné de plusieurs cartons remplis de pièces comptables, n’a pas le temps de lire sereinement tout cela pour se fixer objectivement s’il faut ou pas opter pour la détention provisoire.

Il y a le fait que les magistrats qui animent ces structures n’ont souvent pas la formation adéquate à l’analyse de ce genre de dossiers. Nombreux parmi nous ne savent pas lire les écritures comptables et quand on nous amène les dossiers de vérifications dans des cartons, on y applique la procédure d’instruction préparatoire classique au lieu de nous dire que c’est une matière spéciale qui nécessite une technique spécifique d’instruction.

La même réalité prévaut en chambre de jugement. Normalement, ce sont des postes à profil qui ne doivent être occupés ou animés que par des magistrats qui se sont spécialisés en finances publiques, en audit ou contrôle, etc.

L’Essor : Donc vous pensez que la solution pourrait être que les juges se forment dans ces domaines ?

Idrissa Hamidou Touré : C’est une des solutions. Je sais qu’il y a actuellement à l’université de Kurukanfuga, un Master sur les finances publiques. Il y a là-bas aussi un Master un sur le droit numérique pour ceux qui veulent évoluer dans le domaine de la lutte contre la cybercriminalité. Mais également, un Master sur le terrorisme et la criminalité organisée à l’École de maintien de la paix pour ceux qui sont dans l’anti-terrorisme. Il faut que les gens, et surtout nos cadres, aient l’humilité de se former pour sortir des approximations.

C’est un des gros problèmes de notre administration de façon générale. On confie des choses à des gens qui ne s’y connaissent pas pour n’y avoir aucune formation académique ou même professionnelle. On ne s’improvise pas spécialiste des questions de finances, des questions de terrorisme, des questions de cybercriminalité, de cyber sécurité, etc. Maintenant qu’on a des écoles qui offrent la formation qu’il faut dans ces matières, il faut que les gens acceptent d’aller s’y inscrire pour sortir du faire semblant, du tâtonnement, pour le bien de notre peuple.

L’Essor : Un mot de la fin ?

Idrissa Hamidou Touré : La lutte contre la corruption, la délinquance économique et financière n’est autant efficace que dans le recouvrement des avoirs détournés. Il faut privilégier le recouvrement sur l’emprisonnement car au finish, ce qui importe au peuple, c’est de savoir combien de francs on a recouvré sur ce qui a été détourné et non combien de personnes on a mis en prison dans le cadre de cette lutte.

C’est en cela que les Américains sont efficaces dans cette lutte. Eux, ils te proposent un marché sur les faits qui te sont reprochés, tu paies et ils abandonnent les poursuites. C’est du gagnant-gagnant. Ils retrouvent leur argent et l’intéressé conserve sa liberté. C’est plus efficace, surtout qu’on ne sait jamais comment la procédure va finir.

Propos recueillis par 

Aboubacar TRAORE

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