Le comble pour une compagnie d’électricité, c’est de perdre de l’argent à chaque kilowattheure (kWh) produit. Ce désastre financier est pourtant devenu le propre de Énergie du Mali (EDM-SA), aujourd’hui en grande difficulté. Enfermée dans un cercle vicieux, elle a creusé, année après année, son déficit en vendant son électricité à un tarif encadré qui ne couvre pas ses coûts de production : un prix moyen de vente de 100 Fcfa/kWh contre un coût de revient de 149,1 Fcfa /kWh. S’y ajoutent qu’une bonne partie de ses gros clients sont des mauvais payeurs et environ un quart de l’énergie produite (22,5 % en 2015) n’est tout simplement pas facturée.
L’apport de l’État et autres appuis des partenaires, censés comblé le trou, sont loin du compte. Conséquence : l’entreprise publique s’endette pour rendre le service. Sa dette avoisine aujourd’hui les 600 milliards de Fcfa, repartis entre les banques, les achats d’électricité en provenance de la Côte d’Ivoire, les fournisseurs de combustibles… Ces derniers, essoufflés, ont d’ailleurs fini par durcir leurs conditions, exigeant parfois d’être payés à l’avance. Plusieurs banques estiment que la société n’est plus solvable et ne lui accordent pas de crédit.
Et la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE), qui livrait 100 mégawatts au Mali dans le cadre d’un accord d’interconnexion électrique entre les deux pays, a réduit, depuis décembre 2023, ses approvisionnements de 70 %. EDM-SA lui devait «170 milliards de Fcfa» en novembre 2022, d’après les déclarations de Patrice Achi, alors Premier ministre de la Côte d’Ivoire.
Énergie du Mali souffre en réalité de sa dépendance croissante aux énergies fossiles. Le réseau malien a longtemps reposé sur l’électricité issue des centrales hydrauliques, mais, faute d’investissements, il tourne aujourd’hui essentiellement avec des unités thermiques voraces en combustibles. La part de la production thermique est passée de 38% en 2017 à plus de 50% fin 2022, puis à près de 70% en 2024 ; tandis que l’hydroélectricité a décliné, représentant seulement 31% de la production totale en fin 2022, contre 83% en 2002.
La part des achats d’électricité (76% de la production totale en 2022) est partagée entre les producteurs indépendants d’électricité (IPP), l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) et les importations en provenance de la Côte d’Ivoire.
Cette prédominance du thermique expose la société à des vulnérabilités majeures. L’envolée du prix du pétrole dans le sillage du conflit entre la Russie et l’Ukraine a eu un effet dévastateur sur EDM-SA qui n’arrive plus à faire tourner convenablement ses centrales thermiques. Sa défaillance s’est accentuée mois après mois, à tel point qu’elle s’est même vue affubler du surnom «Énergie du mal». Les coupures d’électricité durent souvent 20 heures dans certains secteurs de Bamako.
Situation intenable- L’impact de la crise énergétique va au-delà des seuls besoins des ménages. Elle ébranle le tissu économique. Les marchés, lorsqu’ils existent encore, sont impossibles à exécuter pour les entreprises. Même les plus aisées, qui croyaient pouvoir juguler la crise avec des groupes électrogènes, ne s’en sortent pas. «Kénéyaton Plus», une clinique à Mamaribougou, est à bout de souffle.
Elle dépense en moyenne et par jour 30.000 Fcfa dans le carburant pour faire fonctionner son groupe électrogène. Ce qui lui fait une dépense mensuelle de 930.000 Fcfa, largement en deçà de ce qu’elle payait à EDM-Sa. Pire, la capacité de ce groupe électrogène ne le permet pas de prendre en charge tous les équipements de l’établissement de soins.
La radiographie, qui réalisait pas moins de vingt examens par jour, ne marche plus. Impossible également de satisfaire les adhérents à l’Assurance maladie obligatoire (Amo).
Le manque à gagner est énorme pour une clinique ayant choisi de s’installer dans la périphérie de la capitale. «La situation devient intenable. On doit dépenser une partie du peu qu’on gagne dans du carburant», se lamente le médecin généraliste Mohamed Sanogo qui pense que leur salut viendra de l’installation de panneaux solaires. La clinique Gahambani, en Commune IV, elle, met entre 25 et 30% de ses revenus dans le carburant.
Contrairement à «Kénéyaton Plus», la clinique «La femme» à Kanadjiguila n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle est devenue aujourd’hui un simple endroit de consultation pendant la journée. «On a arrêté de travailler les soirs pour éviter tout accident de travail, parce qu’on a pas les moyens de se procurer un groupe», dit Fakory Keïta.
Le cabinet «Les Monts Manding», sis à Samanko II, connaît le même sort : «Ici, sans l’électricité, tout est à l’arrêt. Souvent, quand on voit que l’état du patient est critique, on procède à des tests de diagnostic rapide (TDR) ou à travers des signes de physique ou fonctionnel pour tirer le diagnostic. Cela ne rassure pas très souvent les patients, ce qui fait que notre centre est de moins en moins fréquenté», explique Arouna Konaté, infirmier. Le centre arrive à peine à payer la location et le personnel médical.
Les essenceries sont aussi astreintes à consommer une part considérable de leur marchandise (gasoil) pour ne pas sombrer. A quel prix ? La station SKF sert ses clients de la Commune du Mandé à l’aide d’un groupe électrogène qui consomme par jour 60 litres. A Djicoroni-Para, la station Dia-Négoce a tout simplement décidé d’observer une pause, car la machine qui alimentait ses pompes s’est grillée. L’appareil consumait quotidiennement 15 à 20 litres de carburant. « S’il faut payer ce que l’on doit vendre aux autres, ce n’est vraiment pas intéressant», ironise le gérant. Et Haballa services, en commune IV, a tout bonnement scotché ces pompes pour signifier aux clients que la station est hors service.
Mali-Météo est à 750 litres de gasoil par jour. Sa nouvelle centrale lui permettra, selon sa directrice générale, d’économiser 216 millions de Fcfa par an. Le directeur d’un service public, qui a souhaité gardé l’anonymat, confie qu’ils ont déjà cassé deux groupes électrogènes acheté à 14 millions l’unité.
Tous nos intervenants sont unanimes que la situation n’est pas tenable et reconnaissent que ces alternatives à EDM-SA leur reviennent plus chères. « Même si EDM-SA augmentait son tarif de 70%, c’était mieux que de retrouver dans cette situation. Tous les Maliens ont compris que l’électricité a un coût», confie le gérant d’une pharmacie.
La disette de revenus inspirerait à nombre d’entreprises la déclaration de faillite en vue de se soustraire aux obligations de contribution dictées par leur existence formelle : patente, déclaration de TVA, etc.
A Bamako, la colère est d’autant plus forte qu’ils sont nombreux à croire que cette crise aurait pu être évitée si Energie du Mali avait été gérée correctement et si les fonds publics ne s’étaient pas évaporés, comme le dénoncent depuis plus de six ans des acteurs de la société civile et le Bureau du vérificateur général (BVG). Selon un rapport de ce Bureau, publié en juillet 2023, des « irrégularités » existaient déjà entre 2019 et 2022 au sein de la gestion administrative de la société, détenue à 100 % par l’État.
Dans son discours à la nation prononcé la veille du nouvel An, le chef de l’état, Assimi Goïta a regretté une situation «consécutive à plusieurs années de mauvaise gestion». Dans la foulée, mercredi 10 janvier, une dizaine de cadres et d’anciens collaborateurs de l’entreprise publique, suspectés de « faux et usage de faux» et «d’atteinte aux biens publics» ont été placés en garde à vue.
Ajustement des tarifs- Il est, cependant, évident que la tarification actuelle de l’électricité est nettement en deçà du coût réel de production, engendrant ainsi un déficit substantiel pour l’entreprise publique. Le tarif actuel est le même que celui appliqué en 2000, année à laquelle le litre du gasoil se vendait à moins de 300 Fcfa contre plus de 800 Fcfa actuellement.
Pour atteindre l’équilibre financier, il est impératif d’ajuster les prix à un niveau qui reflète adéquatement les coûts de production et de distribution. Cela est du ressort de la Commission de régulation de l’électricité et de l’eau (CREE), dont les responsables n’ont pas répondu à notre sollicitation.
Il est aussi nécessaire de procéder à une catégorisation de la clientèle de sorte que les industriels, les représentations diplomatiques, les opérateurs de téléphonie ou encore les hôtels ne bénéficient pas des subventions de l’Etat qui revêtent un caractère social.
En 2009, les cadres d’EDM-SA avaient proposé un plan dans ce sens. Et en 2014, ils avaient peaufiné un plan de redressement dans lequel ils proposaient de frapper l’électricité du taux de l’inflation, c’est-à-dire une augmentation de 3% par an.
Ce qui aurait permis à EDM-SA, en une décennie, de combler le déficit et faire des investissements conséquents permettant de répondre à la demande.
La demande en électricité dans le pays qui s’évaluait à 600 gigawattheure ( GWh ) en 2002 a été multipliée par 5 au cours des deux dernières décennies, ressortant à 3 200 GWh en 2022, creusant davantage l’écart avec l’offre qui a été estimée à 2 887 GWh. Ce gap devrait être comblé si d’importants investissements avaient suivi cette tendance (augmentation de 10% par an) des besoins.
La situation met en lumière les lacunes des choix stratégiques qui, plutôt que de s’attaquer aux problèmes structurels, ont préféré des solutions feu de paille au prix fort. Les autorités actuelles se sont inscrites dans une autre dynamique. Le choix du mix énergétique diversifié, est certes exigeant mais il reflète une volonté ferme de bâtir un avenir énergétique plus vert et plus fiable pour le Mali. Il reste à espérer que les efforts en cours permettront aux Maliens de retrouver la lumière, au propre comme au figuré.
Issa DEMBELE
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